Document de prise de position relatif à la situation actuelle en Côte d’Ivoire

AK VII
décision de la Commission de politique internationale
responsable:

Sevim Dagdelen, Porte-parole du groupe parlementaire LA GAUCHE pour les relations internationales
Niema Movassat
Jan van Aken

Depuis de nombreuses années, la Côte d’Ivoire est secouée par une crise qui confine à l’impasse politique. Pendant longtemps, le pays a été économiquement divisé entre un sud relativement prospère et un nord marqué par la pauvreté. Les longs conflits entre nord et sud, qui portaient également sur des questions liées à l’ethnie et à la religion, aux droits civils et coutumiers, ainsi qu’à la nationalité ivoirienne (l’ivoirité), ont débouché, après un coup d’État militaire manqué en septembre 2002, sur une guerre civile entre le gouvernement de Laurent Gbagbo et les groupes rebelles du nord. Les casques bleus, accompagnés de contingents venus de France et de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), ont alors mis en place une zone tampon, qui a entériné dans les faits la partition du pays entre un nord contrôlé par les rebelles et un sud fidèle au gouvernement. En janvier 2003, les chefs des parties en présence ont convenu, sous la médiation du Conseil de sécurité de l’ONU et de l’Union africaine (UA), du désarmement, de la démobilisation et de la réinsertion des rebelles, ainsi que du retour des populations, préalablement à la tenue d’élections libres et démocratiques.

Après plusieurs tentatives avortées, les élections présidentielles ont finalement eu lieu le 31 octobre 2010. Aucun candidat n’ayant pu décrocher la majorité absolue, un deuxième tour a été organisé le 28 novembre 2010 entre le président sortant, Laurent Gbagbo, et son opposant, Alassane Ouattara. Malgré d’innombrables irrégularités constatées durant le scrutin, la communauté internationale a reconnu les résultats proclamés par la commission électorale, qui annonçait la victoire de Ouattara, alors même que le Conseil constitutionnel ivoirien invalidait cette annonce au profit de Laurent Gbagbo et invitait ce dernier à prêter serment comment président ivoirien. Soucieuse du respect de l’état de droit, l’Union africaine a quant à elle insisté, dans la perspective d’une reconnaissance de la victoire de Ouattara, pour que ce dernier prête serment devant le Conseil constitutionnel.

Depuis lors, la situation en Côte d’Ivoire a considérablement empiré, du fait notamment de la décision de la communauté internationale – sous l’impulsion de l’ancienne puissance coloniale française et des États-Unis – de prendre ouvertement le parti d’Alassane Ouattara, mais aussi des sanctions décidées à l’encontre de Laurent Gbagbo. Ces sanctions avaient pour objectif d’assécher les finances de Gbagbo et d’éroder ce faisant la loyauté de ses partisans. Elles n’ont toutefois pu contraindre celui-ci à quitter le pouvoir. Bien plus, Laurent Gbagbo s’en est servi pour discréditer Ouattara et ses partisans, accusés d’être à la solde d’intérêts étrangers, et exacerber le caractère nationaliste du conflit. À cet égard, il a particulièrement profité de l’embargo sur les exportations de cacao décrété par l’UE, qui a paralysé toute l’économie ivoirienne et dès lors touché la population au premier chef. Parallèlement à cette détérioration majeure de la situation humanitaire, on a pu observer une recrudescence des affrontements entre les partisans armés des deux camps et des attaques contre la population civile. Bref, la Côte d’Ivoire semblait sombrer inexorablement dans la guerre civile. Et malgré le renforcement du mandat et du contingent des casques bleus décidé par le Conseil de sécurité des Nations unies dans ses résolutions 1967 et 1968, force est de constater que ceux-ci, agissant en étroite concertation avec les troupes françaises, avaient moins pour but de séparer les belligérants que d’assurer la prise de pouvoir par Alassane Ouattara. Après que Gbagbo – qui, comme son opposant, se considère comme le vainqueur légitime des élections – eut logiquement refusé d’abandonner le pouvoir, la communauté internationale, menée par la France, est apparue résolue à régler la question du pouvoir par la voie militaire et à miser pour ce faire sur le soutien aux rebelles du nord.

Fin mars 2011, les Forces républicaines (FRCI), composées des rebelles au pouvoir dans le nord, ainsi que de militaires et miliciens du sud fidèles à Ouattara, ont entamé leur grande offensive. Connue sous le nom d’opération « Restaurer la paix et la démocratie en Côte d’Ivoire », cette offensive avait pour objectif la conquête des régions encore sous contrôle de Gbagbo. L’ONU ne s’y est pas opposée, ayant reconnu Ouattara comme président légitime et les FRCI comme son armée. Dans ce contexte d’escalade, on a vu fleurir les rapports faisant état de la présence de mercenaires libériens manifestement actifs dans les deux camps, d’attaques et de pillages visant organisations humanitaires et populations civiles, ainsi que de massacres à l’encontre des dites populations civiles. S’il ne fait guère de doute que les partisans de Gbagbo et ceux de Ouattara se sont tous deux rendus coupables de graves exactions, ces derniers portent manifestement la responsabilité première dans le pire massacre révélé à ce jour dans le cadre de ce conflit. D’après Caritas, un millier de personnes auraient été tuées à Duékoué, dans l’ouest du pays, le 30 mars dernier, essentiellement après la prise de la ville par les troupes de Ouattara. Le lendemain, ces dernières mettaient la main sur la grande ville portuaire de San Pedro et sur les gigantesques stocks de cacao accumulés depuis l’adoption des sanctions contre le pays, ainsi que sur la métropole d’Abidjan, déjà désertée par une bonne partie de la population. Alassane Ouattara s’y est installé à l’hôtel du Golf, sous la garde des troupes de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (UNOCI), tandis que Gbagbo et les vestiges de son armée s’étaient retranchés dans un immeuble de la ville. Le même jour, 8 avril 2011, l’UE a accédé à la demande formulée par Ouattara et levé les sanctions qui frappaient les ports du pays. L’exportation massive des stocks de cacao accumulés a entraîné une baisse sensible des prix, qui avaient fort grimpé jusque-là. L’armée française et l’UNOCI ont pris une part active aux combats en apportant un soutien aérien aux FRCI, au plus tard lors des affrontements autour de la résidence du président, et ont permis ce faisant la capture de Gbagbo, le 11 avril 2011. Après s’être rendu aux FRCI à l’hôtel du Golf et avoir été transféré dans le nord du pays, ce dernier a appelé ses partisans à cesser le combat. À ce jour toutefois, il continue de se refuser, malgré les fortes pressions exercées par les Français et les FRCI, à signer une déclaration par laquelle il renoncerait à ses fonctions de président de la Côte d’Ivoire. Le Conseil constitutionnel a dès lors constaté la vacance du pouvoir et chargé le président du Parlement, comme le prévoit la Constitution, de prendre la tête d’un gouvernement de transition et d’organiser de nouvelles élections. Au lendemain de la capture de Laurent Gbagbo, Amnesty International signalait que, dans plusieurs quartiers d’Abidjan, les partisans armés de Ouattara auraient procédé à la fouille systématique des immeubles à la recherche de partisans de l’ancien président et exécuté sur place certains d’entre eux. Peu après, Reporters sans Frontières rapportait que circulaient des listes appelant au meurtre de journalistes ayant fait montre d’une attitude positive vis-à-vis de Laurent Gbagbo. Le 28 avril 2011, la lutte pour le pouvoir entre les FRCI et les « commandos invisibles » ayant préparé et soutenu l’avance des premières sur Abidjan dégénérait en affrontements armés de plusieurs heures, durant lesquels mourait notamment Ibrahim Coulibaly, chef des commandos qui avait exigé la participation au pouvoir.

Analyse du conflit politique

L’échec du scrutin tient avant toute chose à l’incapacité à surmonter les divisions sociales dont ont fait preuve ces dernières années les acteurs politiques et au refus de la majorité des parties en présence de s’engager sur la voie de l’ouverture politique. Il n’est dès lors pas étonnant que les accords préliminaires inscrits dans le traité de Ouagadougou du 4 mars 2007 en vue de la préparation des élections présidentielles n’aient pas été respectés ou mis en œuvre par les belligérants :

a) les milices du nord n’ont pas été désarmées – comme c’était prévu ;

b) aucune réunification de fait, c’est-à-dire administrative, n’a eu lieu ;

c) la commission électorale était majoritairement composée d’opposants à Laurent Gbagbo ;

d) la commission électorale et l’envoyé de l’ONU ont fallacieusement prétendu que le scrutin se serait déroulé dans un climat paisible et démocratique et proclamé les résultats du vote sans examen minutieux des résultats et des réclamations déposées.

En l’état, il est impossible de prédire quelle voie pourrait mener à une « normalisation » rapide de la situation dans le pays. La Côte d’Ivoire demeure divisée de facto et compte sur son territoire une multitude de groupes armés aux intérêts diamétralement opposés. La population soutient pour moitié chacun des deux adversaires politiques et continuera de le faire après l’arrestation de Gbagbo. L’intervention militaire de l’ancienne puissance coloniale française en faveur d’Alassane Ouattara nuira durablement à la légitimité de ce dernier, tandis que l’UNOCI, par son intervention active dans la guerre civile, a définitivement perdu sa neutralité, les actions militaires de Ouattara n’ayant été possibles que suite au parti-pris unilatéral de l’UNOCI en sa faveur. Qui plus est, le mépris total affiché par Ouattara et la communauté internationale vis-à-vis des organes constitutionnels compliquera énormément tout retour aux principes de l’état de droit.

À moyen terme, la situation politique demeurera donc des plus fragiles en Côte d’Ivoire.
Tant que durera la division du pays, des élections ne suffiront pas à assurer à leur vainqueur une légitimité politique suffisante. Le président Ouattara, installé par la force, ne pourra à lui seul résoudre les problèmes politiques de la Côte d’Ivoire. Il faut dès lors commencer par trouver des voies susceptibles de surmonter la division. À moyen comme à long terme, cela peut passer par la mise en place d’un gouvernement de transition impliquant l’ensemble des formations politiques, par la promotion du dialogue inter-ivoirien et par un renforcement de la société civile. Il faut à tout prix éviter que les belligérants continuent d’accéder aux armes et à l’équipement militaire et, dès lors, œuvrer activement à la lutte contre la prolifération des armements en Côte d’Ivoire. Il faut en outre dégager une aide humanitaire d’urgence pour les quelque 150 000 réfugiés ivoiriens présents au Libéria et pour les 125 000 personnes déplacées en territoire ivoirien.

Le dossier ivoirien ne peut constituer un précédent entérinant la mise en place par la voie militaire, avec le soutien de la communauté internationale, d’un régime sous le prétexte de « protéger les populations civiles » – comme cela semble également être le cas en Libye. On ne peut davantage tolérer ouvertement que la communauté internationale soutienne un éventuel « putsch déguisé » en acceptant une prise de pouvoir qui ne serait pas couverte par les règles de l’état de droit.

De même, l’attitude de la communauté internationale en Côte d’Ivoire ne peut en aucun cas servir de modèle à suivre en cas de scrutin contesté, dans le contexte des scrutins programmés en 2011 au Nigéria, au Bénin, au Tchad, au Libéria et en République démocratique du Congo. La position unilatérale adoptée par la France et les Nations unies, qui a été jusqu’à soutenir militairement Ouattara, a fortement contribué à la situation actuelle. Il convient de porter un regard critique non seulement sur le rôle de Choi Young-Jin, l’envoyé spécial de l’ONU, dans la vérification des résultats du scrutin, sur l’impact des sanctions de l’UE dans l’escalade du conflit et sur les activités de certaines fondations allemandes, mais aussi sur la question de savoir si l’intervention militaire de l’UNOCI et des soldats français aux côtés des troupes de Ouattara était couverte par la résolution 1975 et son renvoi à la « protection des civils ».

À moyen terme, il faut dépasser le stade de la dépendance économique vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale française. Quelque 600 entreprises françaises sont actuellement présentes dans ce pays riche en matières premières, principalement dans les secteurs du cacao, du café et du pétrole. Il faut en outre éviter que les parties au conflit qui secouent la Côte d’Ivoire continuent d’avoir accès aux armes. Les troupes françaises doivent immédiatement se retirer du territoire et la mission de l’UNOCI doit prendre fin, dès lors qu’elle est désormais perçue comme à la solde de l’ancienne puissance coloniale et des intérêts étrangers. En lieu et place, il faut rapidement mettre sur pied de vastes programmes de désarmement dont la neutralité sera garantie par l’Union africaine et qui ouvriront aux membres des milices armées des possibilités attrayantes de réinsertion, tout en contribuant à la reconstruction du pays.

Le groupe de LA GAUCHE demande :

la conclusion d’un cessez-le-feu immédiat ;

le retrait immédiat des troupes internationales présentes en Côte d’Ivoire ;

la fourniture d’une aide humanitaire d’urgence, tant pour les réfugiés présents sur le territoire des États voisins que pour les personnes restées en Côte d’Ivoire ;

la levée immédiate de toutes les sanctions qui frappent encore la Côte d’Ivoire ;

la suspension de l’accord de partenariat économique et l’instauration de relations commerciales équitables avec l’Allemagne et l’Europe, notamment dans le secteur du cacao ;

un examen immédiat et indépendant des résultats du scrutin du 28 novembre 2010 ;

le soutien des mesures visant au règlement pacifique du conflit, le cas échéant via la constitution d’un gouvernement de transition, avec la participation de tous les acteurs de la société civile et de la vie politique et sous l’égide d’acteurs africains, ainsi que la mise en œuvre d’un processus de réconciliation ;

un examen international indépendant des massacres commis à Duékoué et des autres graves violations des droits de l’homme commises dans le récent contexte d’escalade ;

le rejet par le gouvernement fédéral de toute forme d’intervention militaire au sein de l’ONU, de l’OTAN, de l’UE et vis-à-vis de ses partenaires européens ;

l’examen de la conformité avec le droit international de l’intervention militaire menée par l’UNOCI et l’Opération Licorne ;

la mise en place d’un contrôle plus strict des exportations et du commerce des armes, via la signature d’un accord mondial et d’accords régionaux en la matière, l’augmentation des ressources financières consacrées à ce contrôle et le renforcement des institutions de la société civile et des autorités locales en vue d’améliorer la sécurité à l’échelon local ;

l’examen du rôle de la Fondation Konrad Adenauer et du réseau d’officiers d’état-major qu’elle entretient dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest dans le cadre du « dialogue politique avec l’Afrique de l’Ouest ».